Il était une fois “Chom — chom — chom . . . Chomsky à Paris” par @dov rueff
Que dire de cette rencontre avec Noam Chomsky ?
Oui, j’ai eu la chance de respirer le même air que lui pendant une bonne demi-heure. Et non, on s’est pas serré la pogne. Et, il n’a répondu à aucune de mes questions.
C’est toujours bizarre de les voir en vrai, ces “personnalités” qu’on a beaucoup lu ou qu’on écoute depuis un bail : le jour où on les retrouve en face de soi, on se sent tout teubet. Il y a comme un déficit entre toutes les émotions qu’elles ont provoquées en nous et la faiblesse de l’interaction présente.
La dernière star que j’ai croisée, c’était Peter Thiel, cofondateur de Paypal, premier investisseur dans Facebook et seul soutien de Trump dans la Silicon Valley (jusqu’à l’élection), qui présentait en mars dernier à Cap Digital la traduction de “De Zéro à Un”, un de ses cours à Stanford transformé en livre pour instiller l’audace aux entrepreneurs.
Ce mercredi, Noam Chomsky est apparu tel qu’on le connaît, dans toutes ses interviews : veste en tweed, chandail qui baille sur la brioche et — surprise, car on les voit rarement sur les vidéos — chaussures de bateau plutôt élimées.
C’est à l’occasion d’une remise de prix de la société internationale de philologie qu’il s’était déplacé à Paris. Le ministre (dont le nom n’a pas été révélé) qui devait lui remettre sa médaille n’était soudainement plus libre et le discours qu’il devait prononcer à la place à l’Assemblée Nationale fut décommandé en dernière minute, d’où ce repli à moins trois jours de l’événement vers le centre culturel Wallonie Bruxelles. Decommandé pour des raisons qu’on imagine évidemment politiques, si bien que, comme Voltaire ou Rousseau avant lui, il lui fallut ainsi franchir symboliquement la frontière d’outre-Camembert pour être accueilli. Et grâce ou à cause de Facebook, le monde a changé : au lieu de la morne représentation nationale et ses députés encostardisés, son public était une assemblée bigarrée d’environ trois cent personnes qui s’était déplacé en masse, suite à un post sur la page facebook de Philosophie Magazine.
Que dire d’autre ? Quand on rencontre Vint Cerf, l’inventeur d’Internet, il aime à se comparer à un chien qui parle. Tout le monde veut le croiser et voir s’il parle bel et bien. Et personne ne se souvient de ce qu’il dit. Bah, c’est un peu ça, aussi Chomsky !
À mes yeux, Chomsky a autant révolutionné ma pensée politique que ne l’a fait Einstein pour la physique. Je m’explique, il existe la mécanique générale qui fonctionne à notre échelle humaine et la mécanique quantique. Tout dépend du niveau de précision auquel on considère les choses. Selon moi, il en va de même pour la politique, y a la politique normale et aussi la chomskyenne. On peut discuter avec un député de l’Assemblée nationale qu’on aime bien pour ses rapports, tout en le critiquant parce qu’il lèche les boules d’Untel, mais d’un point de vue Chomskyen, toute élection n’est rien d’autre que la fabrique du consentement. Oui, je résume de ouf. Il n’est pas totalement contre le vote. Dans les swing states, Chomsky aurait voté Hillary.
Hormis Daniel Schneidermann de la web télé “Arrêts sur Image” qui récupérait son petit bout de Noam pour une interview de 30 minutes en fin d’intervention, la plupart des participants avaient moins de trente ans, semblaient étudier la chose publique ou les relations internationales (comme mon nouvel ami brésilien Vinicius, qui m’a confirmé que les gars de vingt ans sont nettement plus doués que moi le quadra pour en prendre, des selfies). Et la diversité était discrètement mais sûrement présente. Avec une légère teinte latino, je dirais au doigt mouillé, peut-être parce que l’Amérique du Sud est le continent qui a le plus souffert de “l’empire dont les membres ignorent qu’ils appartiennent à un empire”. Que dire d’autre, sinon ? Oui, Chomsky est grand, légèrement voûté et se déplace lentement. Fringant nonagénaire, mais nonagénaire quand-même, quoi ! Il est surtout connu sur le web pour ses 10 stratégies de manipulation de masse, qui se partagent en masse sur les réseaux sociaux.
Ce qui l’a le plus choqué dans l’élection de Trump, c’est l’effet de souffle qui a éteint la médiatisation de la COP22 à Marrakech, qui se tenait le 8 novembre. C’est aussi, avec le Brexit, la fin du monde anglo-américain, comme le souligne justement l’édito en tête des “most e-mailed” du New-York Times du 29 novembre… Avec la Chine, ce pays “dictatorial” qui se retrouve à mener les discussions sur le climat en lieu et place du “leader du monde libre”, comme Chomsky aime à ironiser sur le surnom des Etats-Unis. Et, de citer ce scientifique du Bengladesh qui prône l’instauration d’un droit pour les migrants de se réfugier dans les pays qui ont le plus contribué à l’effet de serre qui en font des innondés. Enfin, avec le Pakistan qui cumule instabilité nucléaire et climatique, on peut dire que jamais l’humanité n’est apparue aussi prompte à se jeter dans le gouffre en accélérant !
Difficile de résumer sa pensée complexe et bienveillante, même quand il évoque les pires horreurs avec équanimité. Ce que je n’ai lu nulle part auparavant sur Chomsky, c’est à quel point sa voix est cauchemardesque pour tout ingénieur du son qui se respecte. Un filet de voix. . . qui sature dans les graves. Au point que — malgré l’intérêt des propos — son débit tendait à me plonger dans une trance hypnotique. A la Leonard Cohen, dans Hineni, qui se trouve juste à quelques pas devant Chomsky
Si bien que je partais en live par moment dans ma tête . . . Il est venu. Chom, chom, chom, Chomsky. Comme un héros de western spaghetti, la musique d’Ennio Moricone l’accompagne dans ma tête. Dans “Manhattan”, pour soutenir un raisonnement, Woody Allen fait sortir Mc Luhan de sa manche (il n’avait pas encore épousé la fille adoptive de sa femme). De la même façon, on aimerait pouvoir sortir son Chomsky dès qu’une discussion bascule trop fort en faveur de la Pax Americana.
Chomsky reste la preuve qu’on peut conserver son agilité mentale avec l’âge, et que la vieillesse n’est pas forcément un naufrage, même quand on a la voix de Giscard (mais pas sa diction, heureusement). Comme quand il évoque l’espoir qu’il voit briller dans les villes qui se sont déclarées prêtes à accueillir les réfugié du trumpisme. “Go local”, il prône les initiatives régionales, balayer dans son jardin, à la Candide, dans Voltaire.
J’avais une question à lui poser. Une seule. (Avec un peu de chance, Daniel Schneidermann qui n’en manquait pourtant pas, lui l’aura peut-être posée, si j’en juge par la façon dont il a claqué sa visière de scooter).
Question sur la responsabilité de Zuck, le patron de Facebook dans l’avènement de Trump, via les diverses fausses nouvelles propagées par son support. Et notre terrible rapprochement de ce que Guy-Philippe Goldstein (entre autres) appelle le point Darwin : le degré de stupidité au-delà duquel les civilisations s’autodétruisent.
Justement, Chomsky, comme Goldstein aiment à évoquer le colonel Stanislav Petrov, qui n’avait pas transmis un ordre de lancement de missiles, en 1983, parce qu’il le jugeait erroné. Et son homologue américain, qui lui aussi avait empêché l’anhilation du monde, aux alentours de la crise de Cuba. Voilà à quels espoirs ténus nous devons notre survie. Et la devrons vraisemblablement, si tout se passe au poil. Espérons juste qu’il y aura d’autres refus de transmission dans la chaîne de commande . . .
Du coup, ça donnerait comme envie d’organiser l’interview de la mort qui tue entre Peter Thiel, premier investisseur dans Facebook et Noam Chomsky. Oui, c’est vrai : nonagénaire, il reste plus beaucoup de temps. Sauf si Peter est disposé à lui livrer un peu de ce sang de jeunes-hommes pour transfuser Noam, lui redonner un peu de peps et surtout de la voix !